Par: L’Inter.
Voici les principales contraintes du marché ivoirien du numérique.
Laurent Sarr (Dir. Tech. de Global Voice Group): << L’État a un rôle central à jouer… >>
Selon Laurent Sarr, VP Technologie de Global Voice Group, la Côte d’Ivoire est l’un des plus importants hubs de télécommunications en Afrique de l’Ouest. Cependant, il soutient dans cet entretien qu’il a accordé à L’inter via Internet, que des défis restent à relever afin que le numérique soit effectivement un outil au service du bien-être des populations.
Depuis la survenue de la pandémie de Covid-19, c’est très couramment qu’on entend les termes numérisation, digitalisation, économique numérique, big data, etc., De façon général, à quoi ramène ces notions ?
Toutes ces notions renvoient à une même chose : l’impact de la technologie dans notre quotidien et dans toutes les facettes de la société. La Covid-19 n’a fait qu’accentuer cet impact en mettant en evidence le rôle accru de la technologie aux yeux de tous, surtout dans un contexte où les échanges physiques de toutes sortes, y compris les paiements en espèces, les rencontres en personne, le travail sur place, sont devenus plus risqués qu’auparavant. L’Internet par exemple permet le travail à distance, les rencontres virtuelles, les transactions numériques. De façon générale, la transition accélérée vers le numérique s’est révélée être non seulement un facteur important de croissance économique, de développement social et d’épanouissement individuel, mais également l’étalon à partir duquel on mesure le degré de résilience d’une société face à des épreuves telles que les pandémies et autres phénomènes. En numérisant les échanges et l’information à tous les niveaux, le réseau Internet génère également des quantités astronomiques de données. C’est l’aspect Big Data de la révolution numérique. Maîtriser cette Big Data représente un enjeu majeur autant pour le secteur privé que pour les gouvernements en Afrique.
Est-ce que parler de digitalisation ou de numérisation suppose la disponibilité d’une infrastructure spécifique qui permette sa pratique ou son développement ?
Bien sûr, c’est même une condition sine qua non de son développement dans les pays africains. Tout part de l’infrastructure locale et nationale. Sans infrastructures comme des centres nationaux de stockage et de traitement des données (Datacenter National) et une bande passante suffisante pour la connexion, l’Afrique demeure à la traine des autres régions du monde en matière de numérisation à tous les niveaux. Cela dit, on a fait d’énorme progrès depuis le début du millénaire, alors que la bande passante internationale de tout le continent était inférieure à celle d’un tout petit pays comme le Luxembourg. Aujourd’hui, plusieurs pays d’Afrique sont prêts pour la 5G. Mais l’accès universel à l’Internet requière encore d’énormes investissements pour se concrétiser : plus de cent milliards de dollars d’ici 2030 selon la Banque Mondiale.
Quelle est votre appréciation de l’univers des télécoms en Côte d’Ivoire en termes de disponibilité des infrastructures et partant – de la couverture nationale, de qualité d’offre de services, de réglementation du secteur ?
La Côte d’Ivoire est l’un des plus importants hubs de télécommunications en Afrique de l’Ouest. Si on la compare à d’autres pays de la région, la nation ivoirienne dispose de plusieurs atouts dans la course à la numérisation, avec plusieurs câbles sous-marins, une bonne couverture 4G et un secteur mobile qui a déjà atteint sa pleine maturité. La Côte d’Ivoire profite également d’un cadre règlementaire qui favorise cette numérisation, sous la gouverne d’instances règlementaires et gouvernementales qui font œuvre de précurseurs dans ce domaine en Afrique. En 2020, son index d’Accessibilité à l’Internet haut débit la situait déjà parmi les meneurs en Afrique subsaharienne.
Des insuffisances, s’il y en a, quelles sont-elles ? Comment les combler ? Des investissements publics sont-ils nécessaires à cet effet ? Ou les attentes sont-elles du côté du privé ?
Quand la Côte d’Ivoire a complété la libéralisation des télécoms il y a plus d’une quinzaine d’années, c’était notamment dans l’optique de stimuler l’investissement privé dans ce secteur transversal. Quinze ans plus tard, l’optique semble demeurer la même : c’est aux acteurs privés de l’industrie qu’il incombe en bonne partie de financer les infrastructures selon les cadres et les paramètres fixés par l’État. Cela dit, l’État a un rôle central à jouer en tant que promoteur et contrôleur de ces investissements. L’enjeu se situe donc davantage au niveau de la gouvernance et du fossé règlementaire qui se creuse entre une industrie qui poursuit d’abord ses propres intérêts et des autorités qui ne disposent pas de tous les outils technologiques nécessaires pour assurer son encadrement. S’il y a des investissements directs à faire par l’État dans le domaine numérique, c’est du côté de sa propre numérisation qu’il faut regarder à mon avis. Plus particulièrement : la numérisation de ses processus et outils de régulation, de gestion et de contrôle des secteurs clés de l’économie.
D’autre part, plusieurs facteurs affectent la capacité d’investir de l’industrie numérique, notamment l’impact croissant des GAFA (géants de l’Internet) qui cannibalisent les revenus du secteur sans contribuer aux recettes fiscales de l’État Ivoirien. C’est un enjeu de gouvernance de plus en plus important pour les autorités ivoiriennes, à l’instar de ce qui se passe déjà au sein de la Communauté Européenne. La cybercriminalité est un autre enjeu majeur, autant sur le plan national qu’international alors que la réputation d’un pays peut nuire à sa pleine intégration à l’écosystème numérique mondiale, comme ce fut le cas pour la Côte d’Ivoire quand Paypal l’a exclue de son réseau il y a quelques années en raison d’un taux de cybercriminalité trop élevé.
Quelles sont précisément les attentes du marché ivoirien des télécoms dans un contexte où l’usage des outils numériques explose ? Et est-ce que l’offre est-elle disponible ?
Dans un marché compétitif, ce sont les besoins et les attentes des consommateurs ivoiriens qui déterminent surtout l’évolution de l’offre. Cependant, des contraintes d’infrastructure et des lacunes en matière d’investissements créent souvent des déséquilibres incongrus à ce chapitre. Selon un opérateur du pays, par exemple, environ 40% des ivoiriens possédaient un Smartphone en 2020 alors que 80% n’étaient couverts que par la 3G. L’offre est donc disponible, mais elle n’est pas encore en parfaite adéquation avec les besoins croissants des Ivoiriens.
Pensez-vous que la ”mutation” à laquelle on assiste dans le monde entier, y compris en Afrique et à laquelle la Côte d’Ivoire n’échappe pas concernant les usages des outils digitaux, est-elle irréversible ? Ou est-ce que, selon vous, c’est un fait lié à une situation conjoncturelle qui va s’estomper dans le court terme ?
L’évolution généralisée vers la société numérique n’est pas un incident dû à la Covid, mais une tendance lourde qui va aller en s’accentuant, y compris en Afrique. À certains égards et en raison de retards historiques à ce chapitre, on peut même déjà anticiper des taux de croissance plus importants sur le continent Africain au cours des prochaines années.
Quelle devrait être l’attitude des masses africaines, au-delà des organisations, face à ces changements en cours ?
L’attitude à préconiser relève à la fois de l’ouverture, du pragmatisme et d’une certaine dose de prudence. Les Africains devraient adhérer avec enthousiasme aux outils numériques qui favorisent leur épanouissement et leur bien-être tout en restant critiques et vigilants face aux risques et enjeux qui accompagnent ceux-ci. Les Etats africains de leur coté devraient favoriser cet elan en assainissant l’espace numérique par la mise en place d’un cadre réglementaire adéquat et des outils de gestion et de contrôle appropriés.
Entretien réalisé par Élysée Lath.